En souvenir de Philippe Lacoue-Labarthe, par Salvatore Puglia

Topographie, Andenken, par Salvatore Puglia. Avant de rencontrer la galeriste Anne-Marie Marquette, la ville de Bordeaux, où je n’ai jamais été, évoquait pour moi seulement deux noms (mis à part celui de Montaigne) : ceux de Philippe Lacoue-Labarthe (1940-2007) et de Friedrich Hölderlin (1770-1843).
J’avais connu le premier à Strasbourg, au milieu des années 80, et il avait présenté une de mes expositions, titrée Museo, en 1992. Comme on le sait “Lacoue”, qui avait étudié et enseigné la philosophie à Bordeaux, avant de devenir assistant et ensuite professeur à l’université Marc Bloch de Strasbourg, était un grand connaisseur du poète allemand. En 2002, avec Christine Baudillon, il avait tourné un court-métrage, Andenken : sa voix disait en off sa splendide traduction du poème homonyme de Hölderlin, tandis que la caméra tournait à 360° sur un panorama de la banlieue de Bordeaux, à la hauteur d’un pont ferroviaire sur la Garonne. *
Le poète allemand avait vécu dans cette ville de janvier à mai 1802, comme précepteur des fils du marchand de vin et consul Meyer. Presque aucune information ne nous reste quant à ce séjour.
Les deux petites séries que j’ai composées pour cette exposition bordelaise, en souvenir de Philippe Lacoue-Labarthe, ont pour titre Topographie et Andenken.

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Topographie
Tirage argentique, verre gravé, peinture pour vitrail
1995-2010

Le 7 juin 1802 Friedrich Hölderlin quitte Strasbourg et entre en Allemagne par le pont de Kehl. Il est parti presque un mois auparavant de Bordeaux. Quatre jours plus tard, d’après Pierre Bertaux (Hölderlin ou le temps d’un poète, Paris 1983, pp. 244-255), il est à Francfort et a le temps de voir une dernière fois sa bien-aimée, Suzette Gontard, avant qu’elle ne meure, le 22 juin. A ce moment-là il était déjà complètement fou, presque fou, à moitié fou : sur ce point ses exégètes se disputent encore. Ce qui est sûr, c’est que ce voyage à travers la France marque un tournant dans l’état mental du poète allemand. En témoigne la célèbre lettre à son ami Böhlendorf du 2 décembre 1802, lettre considérée par certains comme la preuve de sa chute dans la démence. C’est là où Hölderlin prend les paysans landais pour d’anciens Athéniens : «La vue des Antiques m’a fait mieux comprendre non seulement les Grecs, mais plus généralement les sommets de l’art…». C’est à cette superposition d’une vision et d’une réalité que fait allusion ce travail, Topographie, dont le titre se lit de la même manière en français et en allemand ; il y est question de paysages parcourus, de plages anonymes, de superposition de mémoire personnelle et d’histoire imaginée, de traces qui s’effacent, de coulures du temps qui passe.

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Andenken
Tirage argentique, verre gravé, peinture pour vitrail
1990-2010

Il y a un lieu à Strasbourg qui a marqué ma mémoire. Il s’agit du Passage Vauban. C’était autrefois un raccourci entre deux quartiers de la ville, et aujourd’hui il relierait la vieille ville au Musée d’art contemporain, s’il n’était pas fermé pour travaux. En effet, ce passage était un barrage : il avait la fonction d’inonder l’armée ennemie, en cas d’invasion. Que je sache il n’a jamais servi à cette fin. Mais ses arcades ont accueillis, pendant des siècles je pense, toute la statuaire ancienne qui n’avait pas trouvé de place dans les musées de la ville ou dans leurs dépôts. Des centaines de fragments de statues (probablement des copies en plâtre) provenant de la Cathédrale y étaient entassés derrière des grilles qui les protégeaient d’improbables voleurs mais pas des incursions des pigeons. Comme on le sait l’Oeuvre d’une cathédrale est une transformation constante, où les éléments travaillés et rendus anonymes par le temps doivent être régulièrement remplacés. Il y a une vingtaine d’années j’ai pris des photographies de ce lieu ; je ne les utilise qu’aujourd’hui. Des rois déchus, des saints oubliés, des anges au chômage.
A ces images j’ai superposé le texte (gravé sur le verre avec labeur, pour mieux me l’approprier) du poème de Hölderlin, en allemand. Pour sa version française je renvoie au film de Lacoue-Labarthe. Ici aussi des coulures : le temps qui passe, qui lave le souvenir et rend plus précieux ce qui reste déchiffrable.

* Le DVD de ce film est disponible en coffret chez les éditions Hors-oeil.

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