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PHILIPPE RAHM
LA DISSOCIATION DU RÉEL
Avec « La dissociation des idées », paru en 1899, l’écrivain français Remy de Gourmont tente de formuler un processus de renouvellement des idées qui passe nécessairement par un premier moment d’effondrement des « lieux communs ». « Il y a deux manières de penser : ou accepter telles qu’elles sont en usage les idées et les associations d’idées, ou se livrer, pour son compte personnel, à de nouvelles associations et, ce qui est plus rare, à d’originales dissociations d’idées ». Il continue plus loin en expliquant qu’« il s’agit ou d’imaginer des rapports nouveaux entre les vieilles idées, les vieilles images, ou de séparer les vieilles idées, les vieilles images unies par la tradition, de les considérer une à une, quitte à les remanier et à ordonner une infinité de couples nouveaux qu’une nouvelle opération désunira encore, jusqu’à la formation toujours équivoque et fragile de nouveaux liens. » Et de donner des exemples des dissociations ou d’associations nouvelles telles que : « genou du câble », la « gueule du canon » par exemple. Cette méthode dissociative, Remy de Gourmont la compare à l’analyse en chimie : « L’analyse chimique ne conteste ni l’existence ni les qualités du corps qu’elle dissocie en divers éléments, souvent dissociables à leur tour ; elle se borne à libérer ces éléments et à offrir à la synthèse qui, en variant les proportions, en appelant des éléments nouveaux, obtiendra, si cela lui plaît, des corps entièrement différents. »
Le réel forme un bloc au départ et il est difficile a priori de savoir ce qui relève dans ce tout du nécessaire ou du superflu, de ce qui doit être là, et pour quelle raison, de ce qui est là par habitude, parce qu’il y a été associé un jour, peut-être même par hasard et que personne depuis ne l’a remis en question. Le paysage comme la ville ou l’architecture constituent aussi des ensembles, des touts comme des agrégats d’éléments qui, pour certains, n’ont peut-être aucune raison d’être, ne servent plus à rien, voir même n’ont jamais servi à rien. Ces blocs de réalité forment des images, des « lieux communs », des visages porteurs d’une mémoire collective et d’une identité partagée, faite de symboles, de traditions et d’habitudes dont on a souvent perdu le sens initial, la véritable raison d’être et la nécessité. Ces blocs, à la manière de la gestalt, forment des ensembles qui se refusent, il est dit, à la division en éléments, qui se refusent à l’analyse et à la critique. C’est d’ailleurs contre l’ « atomisme » et l’ « élémentarisme » comme théories de la perception que se constitua le mouvement de la Gestalt au début du 20ème siècle, contre finalement ces dissociations des idées et des formes apparues au 19ème siècle, d’abord dans les sciences, puis dans les arts, dans la littérature, dans la peinture. À la décomposition, à la dissociation comme méthode d’analyse « chimique » du tout, la Gestalt oppose une vision holistique en déclarant que « le tout est différent et n’est pas réductible à la somme de ses parties ».
En réévaluant mon travail aujourd’hui, je m’aperçois que je suis en totale antinomie avec cette vision gestaltiste des phénomènes, de leurs perceptions et de leurs productions. Je crois au contraire, avec Remy de Gourmont, mais aussi avec de nombreux autres moments d’invention des siècles précédents, à la décomposition, à la dissociation du tout en éléments pour ensuite le recomposer, le synthétiser, mais avec un certain nombre de ses éléments seulement (pas forcément tous), selon d’autres hiérarchies. Je pense au contraire de la Gestalt que les parties isolées sont plus intéressantes que le tout. Et la recomposition ou la « position » comme le dira plus tard le compositeur français Tristan Murail, dessine alors une forme nouvelle, prend une autre apparence, inattendue et insolite au premier regard, mais rendue à son essence et à la nécessité. Dissocier le réel, décomposer les lieux communs pour recomposer autrement, dans un ordre différents, sont des moments obligés de la réformation et de l’évolution des formes en même temps que celles de la société et des techniques. « L’imagination est l’analyse, elle est la synthèse… elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf » (Baudelaire, Salon de 1859, in Au-delà du romantisme. Ecrits sur l’art).
L’Hormonorium, la Plage d’hiver, Diurnisme, le Gulf stream digestible ou les nouvelles gorges d’Olduvai sont ainsi très littéralement des dissociations électromagnétiques, biologiques et chimiques de paysages naturels, celui de la montagne, de la nuit, de la plage, du climat atlantique et des zones subsahariennes, recomposés ensuite en en gardant que deux ou trois éléments fondamentaux et nécessaires.
Analyse et dissociation du réel, plongée dans l’ infiniment petit et décomposition du tout en quelques éléments chimiques et électromagnétiques, production d’une nouvelle synthèse, sont ainsi les moments par lesquels je passe dans la production d’un projet. Comme Baudelaire, Marcel Schwob voulait procéder par synthèse, mais une synthèse libre, accusant le roman naturaliste et le roman analyste de parler synthèse mais de ne pas savoir en faire. Remy de Gourmont reprend ce terme de synthèse dans son essai sur la dissociation des idées, terme qui sera ensuite employé par le compositeur français Gérard Grisey dans son texte fondateur de 1979 « A propos de la synthèse instrumentale » dans lequel il propose d’abandonner le macrophonique pour le microphonique, d’explorer l’intérieur même du son, de voyager au cœur de ses spectres ; ce qui deviendra le programme de la musique dite « spectrale ». Dans un article consacré au compositeur romain Giancinto Scelsi, l’autre inventeur de la musique spectrale, Tristan Murail, en explique très clairement le processus : « On ne va plus com-poser (juxtaposer, superposer), mais dé-composer, voire tout simplement, poser le son. Décomposer le son dans son spectre et non plus composer les sons entre eux, c’est bien ainsi que l’on définit le point de départ de la méthode de composition maintenant appelée spectrale.» Et d’évoquer sa propre œuvre de 1983, « Désintégrations » dans laquelle il désintègre d’abord les sons instrumentaux, les réduit à leurs composantes essentielles, pour ensuite, éventuellement, les recomposer, ou plutôt pour synthétiser à partir de ces éléments des agrégats nouveaux.
Je partage totalement ce programme énoncé par Tristan Murail et dans ce sens, mon architecture pourrait être qualifiée de spectrale ou de synthèse spatiale, dans laquelle l’espace est entièrement décomposé en particules élémentaires, en longueurs d’onde, en taux d’humidité, en intensité lumineuses et en coefficient de transmission thermique pour être ensuite synthétisé en une nouvelle forme, plus essentielle et plus contemporaine. Mais l’intérêt que je porte à la décomposition du réel et à la synthèse de deux ou trois éléments chimiques et électromagnétiques qui le composent, ne relève pas uniquement d’un projet esthétique. Plus profondément, il me semble être un processus nécessaire dans la réévaluation des raisons fondamentales historiques, sous-jacentes, souvent masquées, qui ont généré le paysage humain, provoqué une certaine d’architecture, un type d’urbanisation, une manière d’aménager le territoire. C’est ensuite une méthode permettant de repenser l’architecture et l’urbanisme en dehors de tout lieu commun, cliché et pittoresque jusqu’à atteindre une certaine forme de vérité, d’économie et de beauté.
Par Philippe Rahm
Liens internet
hormonorium: http://www.philipperahm.com/data/projects/hormonorium/index-f.html
plage d’hiver: http://www.philipperahm.com/data/projects/winterbeach/index-f.html
diurnisme: http://www.philipperahm.com/data/projects/diurnisme/index-f.html
gulf stream digestible: http://www.philipperahm.com/data/projects/digestiblegulfstream/index-f.html
Les nouvelles gorges d’Olduvai: http://www.philipperahm.com/data/projects/newolduvaigorges/index-f.html
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TRACKS
1/
Gérard Grisey, Partiels
2/
Tristan Murail, Désintégrations
3/
Giacinto Scelsi, Ohoi
4/
Anton Webern, Cinq pièces Op. 10
5/
Iannis Xenakis, Metastasis
6/
György Ligeti, Atmosphères
7/
Hugues Dufourt, Le Déluge (D’après Poussin)
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ÉCOUTER
Première écoute juin 2010
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ÉLÉMENTS
Philippe Rahm (né en 1967) est un architecte suisse diplômé de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne en 1993, docteur en architecture de l’Université de Paris-Saclay en 2019. Son agence d’architecture « Philippe Rahm architectes » est établie depuis 2008 à Paris. Il reçoit en 2019 la Médaille d’argent de l’Académie française d’Architecture. Il est chevalier de l’Ordre du Mérite Culturel de Monaco. Son travail qui étend le champ de l’architecture entre le physiologique et le météorologique, a acquis une audience internationale dans le contexte du développement durable.
En 2017, avec Nicolas Dorval-Bory, il est lauréat du concours de l’aménagement de l’Agora de La Maison de la Radio (Radio-France) à Paris, en cours d’étude.
Il est Maître de conférence titulaire à l’École Nationale d’Architecture de Versailles et Professeur à la Haute École d’art et de design de Genève (HEAD – Genève, HES-SO).
Il est l’auteur du livre « architecture météorologique », paru en 2009 en France, de «Constructed atmospheres» en Italie, en 2014, du « jardin météorologique » et des « Écrits climatiques » parus aux Éditions B2 en 2019 et 2020, ainsi que d’« Arquitectura meteorológica » paru aux Éditions Arquine à Mexico en 2020.
http://www.philipperahm.com
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